Le verger mystérieux

Tilleuls et vergers

de l’enclos du château

Au pied du château d’Uriage, entre les deux enceintes, s’étend un espace pentu qui fut autrefois le verger du château. Cette parcelle ensauvagée devenue communale fait l’objet d’études visant à la revaloriser.

Commençons par le remarquable : outre la présence d’un Cèdre vénérable, les remparts du château sont couronnés par deux beaux alignements de Tilleuls, arbre d’Histoire et de symbole, emblématique en Dauphiné. Prenez avec nous le temps d’une pause sous leur ramée…

Remontons ensuite le temps jusqu’aux années révolutionnaires pour redécouvrir les anciens jardins cultivés du château d’Uriage, que nous avons l’espoir de voir revivre

Le Tilleul, l’arbre mage
Photo de Simon Wilkes sur Unsplash

D’un port majestueux, d’une incroyable longévité, d’une résilience exceptionnelle (il résiste aux parasites, aux tailles, à la sécheresse et à la pollution atmosphérique) et aux multiples vertus curatives, le Tilleul (Tilia) est l’arbre emblématique des villages dauphinois. De l’Isère aux Baronnies où la cueillette ancestrale connaît un nouvel essor, il symbolise le lien social et intergénérationnel.

Vénéré depuis l’Antiquité, ce colosse apaisant à l’exceptionnelle longévité est au cœur de nombreux mythes et célébrations. Le Tilleul était déjà sacré pour les Egyptiens, les Grecs et les Celtes. Les Chrétiens l’ont aussi choisi comme symbole du Sacré Cœur. Notons que dans l’art sacré orthodoxe, il est le seul bois autorisé comme support des icônes.

Planté seul ou en alignement, l’Homme lui a toujours donné une place de choix près des endroits stratégiques : hôpitaux, églises, chapelles, cimetières, oratoires, places de village, bord de routes, ou encore en bordure des allées menant aux châteaux.

Autrefois, on dansait autour de cet arbre pendant les fêtes de villages. On rendait aussi la justice sous sa ramée apaisante et conciliatrice. A la Révolution, il devient allégorie de la Justice et de la Liberté : on plante alors 60 000 tilleuls dans les communes françaises. Lors du bicentenaire de la Révolution en 1989, puis en souvenir de la Libération en 1995, des tilleuls sont à nouveau plantés à travers le pays.

Plantation d’un Arbre de la Liberté, Jean-Baptiste Lesueur (entre 1789 et 1800)
Etiquette avec légende manuscrite à l’encre : «Dans l’enthousiasme de cette Liberté que l’on croyoit / s’être donné [sic], on imagina de planter des arbres pour / en perpetuer [sic] la mémoire ce qui se fit dans chaque / section avec grand appareil. Les Gardes nationaux / accompagnoient Le Maire, et une Musique brillante / rendoit cette fête interessante [sic]

Le genre Tilia compte près d’une centaine d’espèces ayant des caractéristiques communes. Nos espèces indigènes sont Tilia cordata (tilleul à petites feuilles), Tilia platyphyllos (tilleul à grandes feuilles) et leur très ancien hybride Tilia x europaea (tilleul commun). Le Tilleul est un feuillu à croissance rapide pouvant devenir très grand avec le temps (jusqu’à 40m pour les plus hauts).

Planche d’identification de Tilia cordata

Sa ramée dense offre une ombre fraîche et apaisante. Ses feuilles en forme de cœur peuvent être dégustées en salade, glacées au sucre (recette féérique printanière) ou transformées en farine après séchage. Autrefois, les feuilles de tilleul étaient encore utilisées pour nourrir les bêtes et en cataplasme pour apaiser les brûlures. D’un vert tendre et prenant une belle teinte dorée en automne, elles font du Tilleul l’arbre de l’amour, de la fidélité et de l’amitié.

Enluminure extraite du Codex Manesse (Große Heidelberger Liederhandschrift), v. 1310-1340. Université de Heidelberg.

« Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
[…]
Pour peu que des Epoux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans. »

Jean de la Fontaine, Philémon et Baucis, Fables (Livre XII, 25)
Feuilles et fleurs de Tilia platyphyllos

Ses fleurs discrètes et mellifères embaument tout le jardin dès le mois de mai et sont appréciées des abeilles et autres pollinisateurs (attention toutefois au Tilleul argenté – Tilia tomentosa – originaire du Caucase dont le nectar contient un sucre, le mannose, que nos abeilles et bourdons indigènes ne parviennent malheureusement pas à digérer et qui les affecterait). Le pollen du Tilleul est dispersé par le vent ou le poil des abeilles.

Fleur de Tilleul

Ses fruits sont dotés d’une bractée, une petite feuille allongée caractéristique, qui permet aux fruits du tilleul d’être emportés par le vent le plus loin possible de l’arbre-mère. Les graines sont appréciées des rongeurs (écureuils, mulots).

Les fleurs et les bractées du tilleul sont aussi consommées en tisane pour leurs vertus sédatives, apaisantes, antispasmodiques, fébrifuges, diurétiques, détoxifiantes, anxiolytiques. Leur récolte est délicate : les tilleuls fleurissent environ pendant 10 jours, une fois dans l’année.

Récolte du tilleul dans les Baronnies

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […] quand j’allais […] dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. C’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie […] la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. […] Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante […] une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli. »

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, 1913

La recette du «castillou» des Baronnies est simple : une infusion de tilleul à laquelle on ajoute du sirop de cassis, du sucre et le jus de 2 citrons, à boire frais. Ses boutons floraux peuvent se préparer en pickles, tels des câpres. La sève du Tilleul peut aussi être bue et transformée en sirop.

En Dauphiné, le bois de Tilleul était utilisé pour confectionner des coffres à grains, car sa pulvérulence le rendait résistant aux rongeurs. Il est aussi recherché en lutherie pour pianos et guitares. Il est apprécié pour les sculptures traditionnelles, les sabots légers, les jouets, les marionnettes (dont Guignol), les ustensiles de cuisine… et les figures de proue des navires.

Son écorce, la «tille», était utilisée pour fabriquer de la corde, faisant du tilleul « l’arbre tisseur de liens ». Pline l’Ancien mentionnait aussi il y a 2000 ans « les heureux effets du vinaigre d’écorce de tilleul sur les vices de la peau ». Son aubier est reconnu pour ses capacités à drainer les toxines du corps. Le médecin de Louis XIV l’utilisait pour soulager fièvres, gonflements et œdèmes.

Hildegarde de Bingen au XIIème siècle, recommandait l’usage des racines de l’arbre contre les maladies du cœur.

« Mon dieu, respirer le tilleul quand il est un volcan d’abeilles, un buisson de fleurs rousses, le rival de l’oranger, l’insidieux amant, le pollen en pluie d’or, n’est-ce pas assez ? et bouilli, il lui incombe encore de guérir nos fièvres ! »

Colette (1873-1954), Ode au tilleul

Les tilleuls d’Uriage : Sully or not Sully…

Le hameau de Saint-Nizier peut s’enorgueillir de son «Tilleul de Sully» (titre non confirmé) planté près de la chapelle à l’époque du célèbre ministre d’Henri IV. Le Duc de Lesdiguières, alors gouverneur de la province et ancien compagnon d’armes du roi, a bien évidemment relayé l’ordonnance royale destinée à montrer l’intérêt du roi pour la cause paysanne.

> Lire notre article sur Les arbres remarquables du secteur d’Uriage.

Le jardin du château possède lui aussi un beau tilleul, dont la ramure offre un ombrage très agréable, mais trop jeune pour avoir été planté à la Renaissance. Une allée de tilleuls borde aussi l’une de ses terrasses.

Quant aux tilleuls de l’allée du Belvédère d’Uriage, ils semblent avoir été plantés après la période révolutionnaire, pendant laquelle cette essence devient symbole de Liberté et de Justice. Ils n’apparaissent effectivement pas sur un plan de 1795 (voir ci-dessous).

L’allée des Tilleuls du Belvédère des remparts du château d’Uriage et le Grand Cèdre en hiver.
Les plantations historiques de « l’enclos » du château

Remontons donc le temps jusqu’aux années révolutionnaires, durant lesquelles le seigneur d’Uriage perdit son château et ses terres…

Un plan datant de 1780 conservé aux Archives Départementales confirme la présence de cultures dans la parcelle attenante au château, une vigne et un verger :

Plan géométral des anciens jardins cultivés du château en 1780 : verger et vignes

A la Révolution, bien que n’ayant pas émigré lui-même, les biens du marquis Nicolas-François de Langon, sont confisqués car son fils aîné, Hugues, était probablement parti en Allemagne. L’ancien seigneur d’Uriage et député aux Etats Généraux est emprisonné à Grenoble, à Sainte-Marie d’En-Haut, pendant plus de huit mois, jusqu’au 18 Frimaire An III.

En prévision de la vente de redistribution des biens, un inventaire de ceux du tout nouveau Citoyen Langon est réalisé. On peut en consulter les rapports aux Archives Départementales de l’Isère…

Voici un plan daté de 1795 et la description des anciens jardins du château, aujourd’hui parcelle communale :

Plan cadastral des alentours du château d’Uriage en 1795

On distingue très clairement les bois, la vigne et le verger sous le jardin en terrasses du château, ainsi qu’une noyeraie (mais pas l’allée de tilleuls du Belvédère).

Le Parcellaire* de 1792 fait état du « château, cours, basses-cours, écuries et autres bâtiments, jardin, vigne, verger, moulin, noyeraies et bois » :

Après la Révolution, le château et ses terres sont rachetés par la famille de Langon. Nous avons ainsi retrouvé « l’état des plantations » en 1803 (nivôse an XII). Il nous permet de retrouver les essences et les variétés cultivées * :

* * * * * * * * * *

Inspiré par ces documents, un projet scolaire d’Aire Educative Terrestre a proposé de revaloriser cette parcelle communale laissée en friche en espace protégé réserve pour la biodiversité et en verger conservatoire ouvert à tous. Ce projet espère se concrétiser dans les tous prochains mois et se poursuivre dans les années à venir…

> Lire la présentation du projet par les enfants de l’école en décembre 2023, sur le site de la Mairie de Saint Martin d’Uriage (mars 2024).

> Lire l’article du Dauphiné Libéré, «Des écoliers créent une Aire Terrestre Educative» à Saint Martin d’Uriage, 11 février 2024

> Lire l’article du Dauphiné Libéré, «Les élèves ont planté des arbres fruitiers» à Saint Martin d’Uriage, 29 mars 2024

Le Verger mystérieux, in Le Dit du Lion de Guillaume de Machaut, vers 1350-1355, peint par le Maître du Remède de Fortune. BnF.
C’est l’un des plus anciens paysages autonomes de la peinture française.

Sources :

Annexes :

*Parcellaire : inventaire fiscal des biens d’une communauté d’habitants pour servir à la répartition des impôts, en particulier celui de la taille. Contribution directe, la taille, dite « réelle » en Provence et en Dauphiné au terme du « Procès des Tailles » de 1634, se paie en fonction de l’évaluation du revenu cadastral. Le montant de la taille à imposer dans le Dauphiné est fixé par décision royale. Il est ensuite réparti par l’intendant entre les différentes élections, puis avec le concours de commissaires et officiers des élections entre les différentes communautés, selon l’évaluation de leurs revenus cadastraux établis en feux, vérifiés et réévalués pour la dernière fois, en 1748-1756. La répartition de la taille sur les contribuables s’effectue au moyen d’un rôle dressé par le ou les consuls et les péréquateurs. La somme à prélever est augmentée des frais de levée de l’impôt, qu’encaisse le collecteur. Chaque propriétaire se voit attribuer une contribution proportionnelle à la valeur de ses biens-fonds roturiers. Tant que les biens ne subissent pas de modifications (réduction de la superficie, de la valeur, ou mutation totale ou partielle), cette base ne varie pas. L’exemption est rattachée non à la personne, mais à la terre, en sorte que les fonds nobles sont soustraits à cette imposition, quel qu’en soit le possesseur. Un noble possédant des terres dites roturières est soumis à la taille pour celles-ci.
Le texte cadastral s’organise toujours selon le plan suivant : pour chaque propriétaire, il y a énumération de la totalité de ses biens bâtis et non bâtis. Généralement, le premier article de chaque déclarant suit l’ordre topographique adopté par l’arpenteur, un ordre qu’il n’est pas toujours facile de comprendre : spirale ou rayonnement autour d’un centre principal. La description du bien comprend habituellement : la nature du fonds, sa localisation, ses limites (l’arpenteur situe le fonds par rapport aux parcelles voisines aux quatre points cardinaux : du levant, du couchant, du midi, du nord, de la bise ou du septentrion), sa superficie (les mesures de surface sont des mesures de compte, définies à partir de mesures de longueur ou de capacité (setier, pugnérée), sa qualité, son estimation.

Tiré de l’article d’H. Grousson, « Typologie des cadastres anciens (XVIe -XVIIIe siècles) en Baronnies »

  • Transcription de l’état des plantations de 1803 (commande et facture) :

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