Gare la queue des Alleman (1/2)

E pluribus unum

Plus de 600 ans de présence féodale en Dauphiné, une gestion communautaire d’un domaine gigantesque, une solidarité intra-familiale à toute épreuve, des gradés militaires et religieux lettrés à chaque génération, une omniprésence créatrice de fermages et d’emplois dans tout le bassin Sud-Isère; on appellerait aujourd’hui les Alleman un « empire familial ».

Retour sur leur secret bien gardé.

Il est des familles qui marquent un paysage comme l’eau façonne la pierre. Non sur une action ou sur une seule génération. Mais dans le temps long; par la présence, continue et nombreuse, de centaines de ruisseaux qui gravent, chacun à leur manière, des sillons accrochés à leurs montagnes.

La famille Alleman en fait partie.

Isère. Xe siècle.

Les Maures occupent une partie du Dauphiné, deux cents ans après les victoires militaires de Charles Martel sur le wali d’Andalousie.

Situé à la croisée des chemins, le Dauphiné du haut Moyen Âge (qui n’était pas encore appelé « Dauphiné ») connait de régulières et dévastatrices vagues d’invasions après l’effondrement de l’Empire romain. Du VIe au Xe siècle, les temps ne sont qu’incertitudes, tentatives commerciales, luttes politiques intestines et menaces « barbares ». Ainsi, entre autres, les Burgondes, les Francs, puis les Lombards et les Sarrasins se succèdent pour poser pieds et armes en Grésivaudan.

Au cours du Xe siècle, la Provence et le Languedoc ne furent en effet pas les seuls à subir les attaques régulières des Sarrasins. À partir des années 930, un corps de guerriers maures débarqué dans le sud-est de la Gaule, prit le diocèse de Grenoble et des terres se trouvant à proximité, chassant dès lors l’évêque Isarn (949 – 976)i. Ce dernier s’exila – ou se cacha ? – dans les alentours de Grenoble au milieu des années 950. Les Maures continuèrent des années durant l’œuvre de pillage et, d’après les sources disponibles sur l’époque, la population iséroise diminua sensiblement, de fait.

Bien décidé à reprendre possession de son ancien domaine, Isarn, qui se métamorphose en chef de guerre, prépare sa contre-offensive dix années durant.

Il a conscience qu’il va lui falloir une réelle armée faite d’hommes de guerre, expérimentés et prêts à en découdre. Il réunit sous sa bannière tous les alliés et petits seigneurs locaux qui le souhaitent, mais son titre d’évêque lui permet également de faire appel à des forces plus lointaines et de porter son message, jusqu’aux portes du Saint-Empire romain germanique (SERGe). Nul doute que ces seigneurs verraient d’un mauvais œil l’implantation d’un califat – aux intérêts plus que divergents – aux portes de cette  « fédération marchande ».

Par ailleurs, ayant visiblement des moyens financiers limités (son évêché ne compte alors que quelques milliers de personnes tout au plus) il promet à ceux qui se joindront à lui, les terres que les sarrasins auront laissées. L’aventure est périlleuse et son issue incertaine, mais la parole de l’homme d’église est respectée et beaucoup se laissent tenter par ce qui semble devenir une croisade locale, une course aux possessions, à la vie ou à la mort…

Dans ce « Far-West » féodal, où seuls les puissants guerriers assurent les plus hautes fonctions à leur descendance, la famille « Alleman » – dont le nom donné en Dauphiné semble, peut-être à tort, évocateur de l’origine – répond présent et amène vraisemblablement avec elle un certain nombre de gens de guerres et de recrues aptes à grossir les rangs de l’armée d’Isarn.

Sans certitude sur les forces exactes en présence, on peut raisonnablement parler de milliers d’hommes qui doivent alors s’affronter autour de Grenoble pour décider de l’avenir d’un territoire qui s’étend du Viennois et de l’accès lyonnais au nord, jusqu’aux Alpes provençales au sud et bordant la Savoie à l’est.

La bataille a lieu en 967, sur le plateau de Chevalon (au sud de Voreppe) et porte le nom de bataille de Chevalon.

Les deux armées sont expérimentées, rompues à l’assaut. En une vingtaine d’années au total, l’armée maure a eu le temps de s’installer sur les rives de l’Isère et du Drac et de recruter esclaves et guerriers. C’est une dure victoire qui attend les soldats chrétiens. Plus d’un siècle avant la première croisade, on perçoit déjà ici, aux confins des Alpes, les enjeux politiques, idéologiques et économiques qui plongeront le proche-orient dans une lutte à rebondissements, jusqu’à la chute de Constantinople (1453).

Combat de croisés et de sarrasins, médaillon extrait de L’Homme et la Terre, par Elysée Reclus (1905).

Le coup fait et les troupes maures pour la plupart boutées hors de la région, il s’agit de récompenser dûment les hommes d’armes et leurs familles qui ont répondu présent à l’appel de l’évêque. Les seigneuries sont distribuées et les mandements comptabilisés.

Au delà d’une juste rétribution, il s’agit également pour Isarn de repeupler son évêché, dont le nombre de « feux » (foyers) aurait drastiquement diminué durant les vingt dernières années. Les cartulaires de Saint-Hugues suggèrent que le diocèse de Grenoble était quasiment dépeuplé après la razzia maureii. Après l’homme de guerre, c’est donc en bâtisseur d’une nouvelle communauté qu’Isarn fait preuve de pertinence.

Pour nos Alleman c’est le début de 600 ans de féodalité en Dauphiné, dont la châtellenie d’Uriage est la « capitale » (et plus ancienne branche).

Bien que l’éperon rocheux sur lequel le château a grandi fut probablement utilisé aux temps antiques comme lieu d’observation, son histoire commence véritablement ici, au temps de « la défence d’Isarn ».

À partir de ce moment, les Seigneurs Alleman essaiment une descendance nombreuse dans tout le Sud-Isère, depuis le Trièves jusqu’au Grésivaudan, en passant par l’Oisans et la Matheysine.

Le château de Séchilienne est « l’autre » vigie historique de la famille Alleman. Victime d’un incendie en 1944, il attend toujours ses sauveteurs… et prochains châtelains. En 2020 une première campagne de restauration fut lancée.
Image: Wikimedia Commons / Patafisik.

Lorsque les Alleman apparaissent dans les sources officielles à partir du XIIIe siècle, ils sont une famille féodale modèle.

Il y a au début du XIIIe siècle quatre ancrages principaux (Valbonnais, Uriage, Séchilienne et Champ-sur-Drac). Mais les acquisitions par alliance se font à belle allure, étendant leur emprise géographique : Embrun, les Baronnies (Saint-Jallei), Vienne, Châteauneuf-de-Galaure, Saint-Donat-sur-l’Herbasse, Ballon, Monthoux, Pays de Vaud et Arbent (près de Belley)iii. Au total, les Alleman ont l’œil sur un domaine qui s’étend des portes nord de la Provence jusqu’à la Savoie, autant dire une famille au courant de ce qui se trame sur cet axe routier important.

La puissance de la famille se mesure alors également dans l’ampleur de ses réserves financières. En 1245, Guigues Alleman offre en testament 5 000 livres à l’une de ses filles, c’est-à-dire l’équivalent des revenus du Dauphin de France pendant une année entière.

Trois générations plus tard, en 1306, le seigneur Alleman de Valbonnais s’offre la maison forte de Mésage pour 3 000 livres (en « bons viennois ») et dispose à nouveau de la même somme pour doter Saure, sa fille, lors de son mariage en 1309.

Il y a là en effet tous les marqueurs d’une fière et grande famille féodale ; et elle joue ainsi à partir du XIIIe siècle un jeu de pouvoirs avec le prince légitime et deux autres grandes familles delphinales.

Mais ce jeu local d’influence semble toujours conditionné à une fidélité sans faille au pouvoir parisien. Tout comme pour l’évêque Isarn dans les années 960, les Alleman sont au côté des princes et rois de France successifs, n’hésitant pas à envoyer quatre de leurs fils – et leurs troupes – contre le comte de Forcalquier au début du XIIIe siècle, par exemple.

La même fidélité au Dauphin de France s’exprime contre le comte de Savoie dans les années 1330. En 1333, l’on sait que tous les hommes de la famille en âge de combattre se rendent au chevet de Guigues VIII Alleman, touché mortellement au siège de La Perrière (1333) dans la bataille franco-savoyarde, aux côtés des plus hauts gradés « françoys ».


Blason réunissant les différentes branches Alleman avant le XIVe siècle:
écartelé, aux 1 et 4 : d’azur au chef d’argent et un lion de gueules couronné d’or brochant sur le tout, de Rochechinard ; aux 2 et 3, d’or à l’aigle éployée de sable membrée et becquée de gueules, d’Uriage, coupé de gueules au lion d’or. Sur le tout, de gueules semé de fleurs de lys d’or à la bande d’argent, pour Vaubonois. (Dessin: Jean Gallian)

Mais ce qui fait réellement l’originalité et la force de cette famille multi-centenaire, est une stratégie de perpétuation des puissances foncière, financière et juridique.

Car dans leur fonctionnement interne, les Alleman n’opèrent jamais de regroupement seigneurial centralisé, ce que la plupart des familles aristocratiques de l’époque actent et encouragent de manière très générale.

À l’inverse, chaque transmission héréditaire, chaque échange de titres, chaque vente conclue entre membres de la famille se fait dans le sens d’une plus grande imbrication des différents droits seigneuriaux (y compris des droits de justice). Contrairement à la plupart des autres familles de leur temps, les cadets et cadettes tiennent un rôle prépondérant dans ce reformatage constant – à chaque génération – du petit « empire Alleman ».

Exemple :

En 1292, le testament d’Odon Alleman, fils aîné de Guigues Alleman, fait une belle part à son propre fils aîné, comme le veut la coutume. Mais ce dernier est loin d’hériter d’une majorité des biens de son père. Car voici comment va se mettre en place le « système Alleman » de redistribution des parts : cinq autres de ses fils sont entrés dans les ordres ou détiennent des prébendes canoniales, la plupart bénéficient donc de legs religieux de la famille, certes pour le bien de la congrégation; mais ceux-là reçoivent en supplément « 100 sous de cens en bon viennois » chacun, une rente qui agit comme un salaire à vie d’époque, écartant tout membre de la pauvreté.

Il reste un cadet laïc, Gilet, qui se retrouve à la tête d’un lot « redistributif » fort intéressant : le mandement de Saint-Mury, les châteaux de Claix, de Prébois et de Foilans, les biens paternels de Varces, Pariset, Saint-Paul de Varces, Avignonet, La Cluse, Vif, Corps et d’autres menues adressesiv.

Un ensemble qui chevauche donc volontairement les terres d’autres Alleman à Valbonnais et Entraigues ; et ce, suivant une répartition qui n’a plus rien à voir avec celle de la génération précédente.

Il est donc possible dans ce système – voire inévitable – qu’un bien fasse plusieurs fois le tour d’une branche de la famille au bout de quelques générations, sans préjuger du rang familial des uns et des autres. Méthode « non-orthodoxe » pour l’époque, mais qui assure à tous de plus équitables revenus… et une chance supplémentaire de démarrer une nouvelle branche familiale !

Voici pour un brossage de l’inventaire féodal de notre famille d’Uriage jusqu’au XIVe siècle… mais le volet ecclésiastique, lui non-plus, n’est pas en reste.

À partir du XIIe siècle, détention de prébendes et legs pieux sont lots communs parmi les générations successives : prieurés de Valbonnais (clunisiens, aujourd’hui disparus), de Notre-Dame de Commiers, de La Mure ou encore de Saint-Michel de Connexe, tous sont richement dotés par la famille et régulièrement dirigés par des prieurs qui en sont issus.

La Grande Chartreuse et l’abbaye de Saint-Antoine comptent également parmi les bénéficiaires des legs de la famille; de même que le chapitre Saint-André de Grenoble.

Du côté des dames, le monastère de cisterciennes des Ayes est un lieu privilégié de retraite pour des générations de veuves et filles Alleman, qui ont contribué à le bâtir. La Chartreuse de Prémol (Vaulnaveys-le-Haut), monastère féminin, est une initiative de l’épouse du Dauphin, Béatrix de Montferrat (en 1234)v, financée et protégée durant des siècles par les Uriageois.

On le voit, par ces ramifications, véritable réseau alliant militaire, civil et religieux, la communauté Alleman se perçoit elle-même comme une seule entité, dont il faut protéger le moindre rameau. C’est peut-être là le secret de leur longue prospérité…

Mais leur parcours sur les terres d’Uriage, qui commence par l’appel de l’évêque, se termine également par le fait religieux…

Nous verrons, dans la seconde partie de cet article qui leur est dédié, leur apogée durant la Renaissance et comment la guerre de religions eut raison de l’unité du clan.

Lire aussi: « Gare la queue des Alleman (2/2): apogée et déclin du clan. »


Texte sous licence libre CC0

Sauf mention spéciale, images libres de droits


Références:

i C. Freynet, Les Alleman de Valbonnais, Grenoble, 1937, p. 64 et A. Graff, De quelques fiefs de la famille Alleman du Dauphiné, slnd, p. 4. ; H. de Pisançon, Etude sur l’allodialité dans la Drôme de 1000 à 1400, Valence, 1894, p. 281

ii: G. Letonnelier, Les étrangers dans le département de l’Isère. Revue de géographie alpine, tome 16, n°4, 1928. pp.697-743 https://www.persee.fr/docAsPDF/rga_0035-1121_1928_num_16_4_4471.pdf

iii C. Freynet, op. cit., p. 90-91 et ADI, B 3974 et 2620, f° 197. Voir également, C. Freynet, Les Alleman et la seigneurie de Valbonnais, Grenoble, 1939, p. 17-18.

iv Testament d’Odon Allemand, 1292

v https://www.uriage-les-bains.com/fr/fiche/421013

Bibliographie et références annexes:

A. Lemonde, Au cœur du pouvoir : les gens du prince et la collégiale de Saint-André de Grenoble (XIIIème-XVème siècle),  Les sociabilités à la fin du Moyen Âge, dir. P. Paravy et I. Taddei (2006)

A. Lemonde, La famille des Alleman (2006) https://www.academia.edu/6651145/La_famille_des_Allemand

Généalogie de Guigues Ier L’Ancêtre Alleman de Valbonnais, sur  Geneanet

Le château des Alleman de Séchilienne, sur Geocaching

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